Fleur de pavé
Fleurs de pavé : le peuple de la rue
Artistes
Copacabana est une ville des arts ; certains quartiers se sont même fait une spécialité d’accueillir des spectacles des rues (d’autres non, mais ils vivent avec). En plus de cela, dans toute la Sphère, c’est la ville qui compte le plus de salles de spectacles ; certaines rues n’ont même que cela. Et, bien entendu, autour de toutes ces activités artistiques, une économie florissante de fournisseurs, promoteurs et/ou critiques s’est développée.
On peut dire, de façon générale, que les artistes de Copacabana perpétuent l’éternel conflit des Anciens et des Modernes : d’un côté, les tenants d’un certain classicisme, que ce soit dans les textes ou dans la forme, et de l’autre, l’avant-garde, celle qui ose les concepts et monopolise les majuscules.
À vrai dire, dans ce second cas, il est parfois extrêmement difficile – même pour l’observateur le plus averti – de faire le tri entre un acte anodin et un happening. Le début du XXIIIe siècle a même vu un nombre croissant de voleurs, pickpockets et autres malandrins prétendre à la Condor qu’ils étaient en pleine représentation artistique ; après quelques semaines de flottement, les agents ont adopté comme stratégie d’embastiller tout le monde pour faire le tri plus tard. Vous êtes donc prévenus : un événement artistique d’avant-garde peut vous valoir une nuit au poste ; les Condors se marrent en disant que ça fait partie du concept et sont en général arrangeants dans ce genre de cas.
Être artiste à Copacabana est – en théorie – un très bon plan : il y a du public, un relais dans les médias et des autorités plutôt coopératives, à un point tel qu’on a de bonnes chances de vivre de son art. Cela implique, notamment, des subventions municipales et privées plus que généreuses ; le mécénat, comme la plupart des donations sociales, est en grande partie déductible des impôts et nombre de compagnies basées à Copacabana allègent ainsi leurs charges fiscales.
Dans les faits, c’est un peu plus compliqué. D’une part, on s’en doute, de telles conditions attirent tout ce que la planète et sa proche banlieue compte comme artistes potentiels et, du coup, la concurrence est rude. Par « rude », il faut comprendre que ça peut aller jusqu’à des batailles rangées ; la « Guerre des mimes » de l’été 2247 reste encore gravée dans les mémoires, sans même parler des frasques de la Mafia expressionniste dans les dernières décennies du XXIIe siècle.
La partie la plus compliquée, surtout si on fait dans l’expression théâtrale (et assimilés), c’est de trouver un local. La plupart des théâtres de la Ville libre appartiennent aux collectivités locales, qui veillent jalousement dessus et n’hésitent pas à jouer sur la crainte de l’expulsion. Bien entendu, dans ces conditions, les accusations de copinage et de corruption foisonnent, mais la grande majorité des quartiers ont mis sur pied une commission culturelle, au fonctionnement plus ou moins transparent, qui attribue les salles et concessions de rue sur la base de critères raisonnablement indépendants de toute considération népotique ou autre.
Ceux qui restent sur le carreau tentent leur chance dans la rue ou montent des spectacles sauvages dans des locaux les plus divers – squats, appartements, friches industrielles, entrepôts, plages et autres lieux publics. Ce genre de blague donne lieu à des froncements de sourcils plus ou moins prononcés de la part des autorités, certains quartiers (Frontera, Leblon ou les Aquarias) étant connus comme n’ayant aucun sens de l’humour sur ce sujet. C’est en partie compréhensible, si l’on considère que l’attribution des emplacements les plus convoités donne là encore parfois lieu à des affrontements qui n’ont pas grand-chose d’artistique. D’ailleurs, quelques quartiers (comme Copacabana) considèrent également leurs espaces publics dans leurs attributions de locaux.
De nombreux critiques d’art travaillent comme consultants pour ces commissions – certains y tirent même le plus clair de leurs revenus. Critique d’art à Copacabana est une activité qui n’est pas de tout repos : beaucoup de sollicitations, beaucoup de mauvaise humeur, quelques solides inimitiés (surtout pour ceux qui rassemblent les synergies). On attend aussi beaucoup d’un critique ; ce n’est pas une activité pour parasite mondain (même si ça aide) : il faut faire preuve d’une culture certaine et d’une plume (ou d’une verve) assurée et défendre ses opinions – par la force, s’il le faut.
On s’en doute : avec une telle brochette d’excités – sans même parler du public, que ce soit les passants innocents ou les aficionados – la scène artistique de Copacabana est plutôt remuante. Les groupes musicaux n’hésitent pas à mettre les amplis en batterie et lancer des concerts plus ou moins improvisés en pleine rue – de préférence de nuit, autrement ce n’est pas drôle. Les acteurs de théâtre apostrophent les gens dans la rue et rebondissent sur les répliques (plus ou moins inspirées) de leurs victimes. On peint sur les murs et on sculpte sur le trottoir. Et, pour finir, tout le monde galope pour échapper à l’éventuelle descente de Condors. C’est très conceptuel, somme toute.
Juvenes
À Copacabana, on a tendance de dire qu’on n’a pas été jeune si on n’a pas été juvenes – à savoir, membre d’un gang d’ados. À vrai dire, le dicton complet est : « Si tu n’as pas été juvenes, Condor ou les deux, tu n’es pas vraiment copacajun. »
Ces bandes sont plus que de simples tribus adolescentes, regroupées autour de genres musicaux, de modes ou de loisirs. D’une part, ce sont des mouvements très localisés – autour d’un quartier, voire d’un pâté de maison – et d’autre part, ils sont le plus souvent très marqués socialement et même politiquement. Pour beaucoup de Copacajuns, le passage par les juvenes marque la première expérience sociale indépendante de leurs parents. Cela dit, les juvenes sont nettement plus présents dans les quartiers populaires (Botafogo, Mountains) ; les quartiers huppés ont en général d’autres structures pour leurs jeunes (clubs sportifs, écoles privées et autres).
Il existe bien évidemment des bandes plus prestigieuses que d’autres, dont les noms passent de génération en génération et qui ont un panthéon de « grands frères » ; certaines disent remonter à l’Indépendance (2072), voire à la Révolution (2014). Dans les faits, les noms survivent, mais les structures et même les quartiers changent ; parfois, il arrive même que deux bandes choisissent le même nom et là, c’est la guerre !
Car, bien évidemment, il y a les alliés et les ennemis – Kin et Foe, car les dialectes des juvenes empruntent beaucoup à l’anglais américain. Cela donne lieu à de nombreux affrontements, mais rarement à des éclats de violence : les challenges entre bandes sont ritualisées, souvent arbitrés par des grands frères et sœurs. La plupart des défis impliquent des prouesses physiques, artistiques et/ou des paris débiles : qui ramènera le plus de lunettes de soleil roses en une journée, celui qui arrivera le premier à se faire prendre en photo à côté d’une célébrité (les montages ne sont pas admis), le premier à monter jusqu’au Corcovado en vélo (et retour), etc. Les mauvaises langues disent qu’on voit là l’influence des Rowaans, très courants dans les juvenes…
Certains groupes de juvenes se comportent comme de véritables bandes criminelles ; c’est beaucoup moins rare que ce que les Copacajuns ne veulent bien le laisser entendre, mais c’est rarement très méchant. La plupart se contentent de vols à l’étalage, de trafics divers, ou d’arnaques à touristes pour les plus ambitieux. La Condor n’aime pas les juvenes, principalement parce que cela fait souvent un foin pas possible quand un parent vient récupérer sa progéniture – en faisant souvent assaut de mauvaise foi sur le thème « mon enfant ne peut pas avoir fait ça ».
Deregs
Le concept des « deregs » (contraction de deregulades, un abominable anglicisme qui signifie « irréguliers ») est né dans les années américaines et s’est prolongé par le statut spécifique de la citoyenneté à Copacabana. Fondamentalement, rien n’oblige un habitant de Copacabana de s’inscrire auprès de l’état civil – sinon un nombre conséquent d’avantages : citoyenneté, aides sociales, etc. Le prix en est évidemment un « fichage », qui n’est pas du goût de tout le monde, et la soumission à l’impôt. Cela dit, mis à part ce genre de détails, la loi est la même pour tous.
Les deregs sont très nombreux à Copacabana ; les estimations oscillent entre 20 et 40% de la population, officiellement 30% – mais ce chiffre inclut aussi les touristes, les saisonniers et autres résidents non citoyens. La plupart d’entre eux sont des descendants de réfugiés, qui n’ont jamais jugé nécessaire de devenir citoyens, plus une bonne dose de travailleurs frontaliers. Ces derniers, originaires de la Fédération des hautes-terres, travaillent de façon saisonnière à Copacabana (surtout dans les milieux touristiques et assimilés) et y résident plusieurs mois par an.
Si, dans l’absolu, les services sociaux de Copacabana sont réservés aux seuls citoyens, c’est un peu plus compliqué que ça. En fait, les citoyens ont la priorité, mais aucun service social digne de ce nom ne refusera d’aider un dereg sous prétexte qu’il n’est pas dans ses listes. Néanmoins, pour éviter les abus, toute assistance s’accompagne d’un enregistrement temporaire et anonyme, sur la base d’un codage biométrique ; cet enregistrement est effacé au bout d’un mois et, s’il n’est jamais efficace à 100%, il permet de limiter la casse. Cela explique en grande partie pourquoi autant de gens ne voient pas l’intérêt de se faire enregistrer : la plupart des services leur sont accessibles de toute façon, même si c’est plus compliqué.
La société des deregs compte aussi beaucoup sur les charités privées (qui, comme les arts et d’autres activités, donnent droit à de généreux rabais d’impôts) et sur les cercles d’entraide. Ces derniers sont le plus souvent organisés sur une base ethnique, confessionnelle ou par quartier et couvrent un grand nombre d’activités, du club sportif à la coopérative de logement, en passant par des jardins communautaires ou des bourses de travail. Les deregs se vantent souvent d’être plus solidaires que les Copacajuns eux-mêmes, ce qui est en partie vrai. Ça laisse juste dans l’ombre la partie la moins glamour de cette société.
Car les deregs abritent aussi un nombre important de criminels, organisés ou non, ce qui explique en grande partie pourquoi ils ont plutôt mauvaise presse au sein de la population de Copacabana. La prostitution – légalisée à Copacabana, mais contrôlée par des organismes d’État – est la principale forme de criminalité des milieux deregs ; elle est le plus souvent occasionnelle, mais des cercles organisés existent aussi, surtout contrôlés par les mafias ethniques. L’association « dereg = criminel » est un de ces atavismes honteux qui ressortent périodiquement de l’inconscient collectif ; le maître mot ici est « honteux ».
Autant dire que ce genre d’attitude laxiste envers des concepts aussi sacrés que la citoyenneté, les statistiques et la transparence financière en fait hurler plus d’un, mais cette politique n’a jamais été sérieusement remise en question.